Le duel entre Galatasaray et Fenerbahçe raconte bien plus qu’un match, il raconte Istanbul. Une ville coupée par le Bosphore, partagée entre deux mondes, secouée par une rivalité qui dépasse largement la pelouse. Et ce n’est pas tout, car chaque derby relance un récit vieux de plus d’un siècle, nourri par la fierté, la douleur et l’identité de millions de supporters.

Galatasaray-Fenerbahçe Crédits : OZAN KOSE / AFP / picturedesk.com
Le point de départ d’une fracture stambouliote
Au début du XXe siècle, Istanbul change, et le football devient un terrain d’affirmation sociale. Galatasaray naît en 1905 dans les couloirs du lycée francophone du même nom, bastion élitiste de la rive européenne. Le club porte rapidement une image d’ouverture culturelle, tirée de son éducation bourgeoise et de son ancrage au cœur de la ville. Fenerbahçe, lui, surgit en 1907 dans Kadıköy, quartier populaire de la rive asiatique, avec une identité plus patriote et discrète, marquée par une naissance presque clandestine. Cette opposition sociale et géographique devient la première flamme du duel. Europe contre Asie. Élites contre classes populaires. Deux façons de vivre Istanbul, deux sensibilités qui s’affrontent avant même la première passe. Et attention, car cette fracture façonne déjà la légende du futur Intercontinental Derby.
Des débuts scolaires à la naissance d’une hostilité sportive
Le premier choc officiel tombe le 17 janvier 1909, sur le terrain qui deviendra plus tard le Şükrü Saracoğlu. Galatasaray s’impose 2-0 et pose les fondations d’une domination qui dure plusieurs années. Le 7-0 de 1911 marque les esprits et devient un souvenir gravé dans la mémoire rouge et jaune. Fenerbahçe attend 1914 pour frapper fort avec un 4-2 perçu comme l’acte fondateur de son affirmation sportive. Jusqu’aux années 1930, les deux clubs se disputent les titres locaux avec passion, mais la rivalité reste encore contenue, presque académique, comme si les deux camps s’observaient en attendant l’étincelle suivante.
1934, l’année où tout bascule
Le 23 février 1934, un simple amical tourne au chaos. Le match dégénère après plusieurs fautes violentes, et la tension envahit les tribunes. Les joueurs s’affrontent, l’arbitre coupe court, et la rencontre devient un symbole. Cet épisode, encore raconté dans les cafés stambouliotes, marque l’entrée du derby dans une autre dimension. Les supporters parlent d’un avant et d’un après. La rivalité cesse d’être sportive pour devenir identitaire. Chaque incident alimente la rancœur. Chaque injustice supposée renforce la mémoire collective. Le derby prend alors une intensité devenue héréditaire.
L’ascension d’une rivalité nationale
L’arrivée de la Süper Lig dans les années 1950 place Galatasaray et Fenerbahçe au sommet du football turc. Les deux clubs s’installent comme forces centrales du pays, attirant les titres et les tensions. Leur opposition dépasse les terrains d’Istanbul et s’étend dans toute la Turquie, avec des régions entières qui choisissent leur camp. Galatasaray garde une image liée aux élites urbaines et au cosmopolitisme, tandis que Fenerbahçe se forge une identité populaire plus large, attachée aux valeurs anatoliennes. Cette construction symbolique devient une arme médiatique et politique. Les dirigeants savent l’utiliser. Les ultras aussi.
Une rivalité marquée par des débordements
Le derby intercontinental est aussi connu pour ses excès. Les années 1980 et 1990 voient naître des scènes explosives, entre affrontements urbains, jets de projectiles ou envahissements de terrain. L’ambiance devient parfois suffocante, et la police renforce les dispositifs autour de chaque rencontre. Les drames personnels noircissent la légende, comme l’assassinat d’un supporter de Fenerbahçe en 2013, poignardé lors de heurts tragiques. Ces épisodes rappellent que la frontière entre passion et haine peut se fissurer dangereusement. Et pourtant, chaque génération revient au stade, persuadée que cette fois, tout sera différent.
Les matchs qui forgent une identité
Les récits du derby sont remplis de scores devenus mythiques. Le 7-0 de 1911 reste un trésor pour Galatasaray. Le 6-0 de 2002 reste un cri de fierté pour Fenerbahçe, célébré chaque année à Kadıköy. Le match attire aussi des foules immenses, comme les plus de 70 000 spectateurs présents en 2003 dans une atmosphère décrite comme infernale. Les buts tardifs, les cartons rouges et les polémiques arbitrales nourrissent une dramaturgie continue. Ce derby ne connaît pas d’ennui. Il connaît des chocs, des frissons et des cicatrices.
Le jeu des chiffres et des trophées
Fenerbahçe possède un léger avantage historique en nombre de victoires, même si l’écart a fondu au fil du temps. Galatasaray compense avec un palmarès continental supérieur, argument souvent rappelé par ses supporters. Les duels récents montrent des matchs serrés, marqués par la prudence tactique. Les nuls s’accumulent. Les risques diminuent. Chaque équipe redoute le faux pas qui pourrait hanter une saison entière. L’entrechoc des statistiques et du palmarès montre une vérité simple. Le derby ne suit aucune logique. Il crée la sienne.
Identité, mise en scène et puissance collective
Le nom d’Intercontinental Derby résume parfaitement l’âme du choc. Une équipe joue en Europe. L’autre joue en Asie. Deux continents, deux mentalités, deux mondes qui se défient. Les tifos géants racontent cette fracture. Les chants la prolongent. Les ultras la transcendent. Les chorégraphies deviennent des œuvres, les banderoles des messages politiques et les fumigènes un langage visuel partagé. À Istanbul, un derby Galatasaray-Fenerbahçe ressemble à une fête. Ou à un état d’urgence. Parfois les deux.
Les grands noms de ces deux clubs
Dans les joueurs marquants de Galatasaray on retrouve, Metin Oktay, l’icône absolue du club dans les années 1950‑60, auteur de buts devenus légendaires contre Fenerbahçe, Hakan Şükür le serial buteur des années 1990‑2000, symbole du Galatasaray dominant en Turquie et respecté dans les grands derbies. Gheorghe Hagi,meneur de jeu roumain, Arda Turan formé au club, capitaine et figure des années 2000.Didier Drogba et Wesley Sneijder, stars internationales qui ont donné une dimension mondiale au derby lors de leur passage à Istanbul.

Didier Drogba Crédits : Ultraslansi
Pour Fenerbahçe on peut citer, Zeki Rıza Sporel, le meilleur buteur historique du derby et légende fondatrice du club auteur de plus de vingt buts contre Galatasaray. Lefter Küçükandonyadis, attaquant élégant et prolifique, très associé aux grands rendez-vous face à Galatasaray. Can Bartu, joueur emblématique des années 1950‑60, l’un des grands noms du Fener dans les derbies. Alex de Souza capitaine brésilien dans les années 2000, décisif dans plusieurs matchs clés contre Galatasaray. Tuncay Şanlı attaquant adoré du public, acteur du fameux 6‑0 de 2002 qui reste un marqueur identitaire pour les supporters de Kadıköy.

Alex de Souza Crédits : Serkan YAKIN
Le présent prolonge la légende
Les derbies récents ramènent toujours le récit vers la tension. Incidents, polémiques arbitrales, déclarations incendiaires ou célébrations provocantes remplissent l’actualité. Les pouvoirs publics renforcent la surveillance, car chaque rencontre peut basculer. Mais le public continue d’affluer, prêt à vivre un nouveau chapitre d’une histoire centenaire.
Un héritage vivant
Le Kıtalararası Derbi continue de diviser la ville, mais il la relie paradoxalement par une passion commune. Une passion brute, intense et parfois dévorante. Une passion qui ouvre la porte à d’autres récits encore plus profonds.
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